Il y a des films qui s’imposent, qui vous tournent autour et qui finissent par vous trouver parce que vous aviez en fait toujours été là, vous aussi, à tourner autour mais sans le savoir, et puis un jour vous ouvrez les yeux et vous y êtes :
Au travail, il y a une nouvelle histoire à conter…
J’ai beaucoup travaillé sur la thématique de l’immigration.
Mes films abordent les problèmes de la langue, comment se sent-on différent, étrange et étranger. De ce fait sûrement, je ne pouvais pas envisager que des Français, francophones, puissent se sentir décalés, rejetés de leur propre communauté linguistique, et donc s’estimer handicapés, mal traités et honteux.
Et puis un jour, en lisant un article de presse sur la vie de Gérard, j’ai « presque » découvert l’existence de l’illettrisme. À travers ses mots j’ai appris la souffrance, la honte, le déni, les échecs successifs à l’école et dans la vie professionnelle, comment se cacher de son patron, de ses voisins, pour être « vu » comme tout le monde et survivre.
Bien sûr le sujet m’a touché, ému, mais c’est finalement de le méconnaître à ce point qui m’a le plus choqué. Quand j’ai évoqué la question par la suite entre amis j’ai même entendu dire : « Mais l’illettrisme en France c’est terminé ! On n’est plus au Moyen-Âge ! Enfin l’école est obligatoire, pour tous, jusqu’à 16 ans, c’est impossible aujourd’hui de ne pas savoir lire et écrire ! ».
Pourtant mes premières recherches m’apprirent que 150 000 à 200 000 bretons sont en situation d’illettrisme. Ce qui représente les populations cumulées des villes de Quimper, Lorient et Saint-Brieuc. À l’aune de mon territoire ce chiffre m’est apparu énorme. Avais-je déjà rencontré des personnes concernées par ces chiffres ? Quel voisin de pallier, quelle cliente croisée à la boulangerie du quartier, quel inconnu assis à mes côtés dans le train ? Qui peut devenir à ce point invisible qu’on ignore même jusqu’à son existence ?
J’ai eu envie d’en savoir plus, et j’ai eu envie que ce soit Gérard qui me l’explique. J’ai trouvé son numéro de téléphone et je l’ai appelé. Je ne savais pas trop comment aborder le sujet, mais il m’a mise tout de suite très à l’aise. Gérard veut partager son histoire, il veut transmettre. Il m’a résumé son passé et m’a décrit la douleur, les manques, mais aussi les déclics, les volontés pour reconquérir, prendre sur soi ou inventer des façons de s’en sortir quand même, et parfois comment grandir et réapprendre.
En l’appelant j’avais pensé entendre un homme brisé, ayant peu de recul sur sa vie, sans faculté d’analyse, et qui s’exprimerait avec difficulté. J’étais prise au piège de mes propres représentations. Gérard sait raconter les histoires et j’ai eu très envie de le rencontrer. Les échanges qui suivirent n’ont rien démenti de sa capacité à témoigner et à m’étonner. Son amour quasi perfectionniste de la langue et son parcours fait de reconquête, de changements, d’avancées et de tensions, de passions, m’ont donné une énergie que j’ai eu envie de transmettre.
Avec l’idée d’un film j’ai commencé à regarder Gérard comme un personnage. Et derrière la lumière qu’il affiche c’est aussi toute la part d’ombre issue de son passé que j’ai commencé à percevoir.
Gérard a pensé des années durant que parce qu’il ne savait ni lire, ni écrire, il n’était pas normal, il ne valait rien. C’est en portant ce regard sur lui-même qu’il a grandi et construit sa personnalité. Cette honte est la partie obscure qui l’accompagne désormais. Et malgré l’amélioration de ses capacités ces dix dernières années, elle l’empêche toujours d’avoir des amis, de partir en voyage, de se confronter au monde. Gérard a peur de l’inconnu, l’autre pouvant faire ressurgir ses incapacités il s’en protège. Pour s’épargner il sort peu de chez lui, se replie sur lui-même, fusionne avec sa famille.
À l’opposé Gérard, fasciné par ses progrès, n’en revient toujours pas d’avoir reconquis ce pouvoir sur lui-même. Il peut alors rêver d’être quelqu’un d’autre et reprendre une formation pour changer de métier. Le fait de savoir maintenant s’exprimer et participer à des conversations le pousse à se sentir fier, accompli. Il intègre ainsi La Chaîne des Savoirs où avec d’autres illettrés il témoigne de son expérience en public pour servir d’exemple et aider à sortir du silence.
Cette ambivalence du comportement, entre force et fragilité profonde, allers et retours de la lumière à l’ombre, lui donne l’épaisseur et la beauté d’un personnage complexe et attachant que j’ai eu envie de saisir par le biais du cinéma.
Un de ses jeunes fils a les mêmes difficultés pour apprendre. Brian est le portrait de Gérard, son miroir dans le passé. Il me donne à voir ce que l’illettrisme a façonné chez Gérard : une personnalité complexée bien plus qu’un déficit de la langue. Faire un documentaire sur Gérard, c’est donc aussi regarder Brian pour percevoir ce qui s’est joué à l’intérieur, ce qui s’est construit et les efforts nécessaires pour rebâtir aujourd’hui.
J’aime les personnages sombres et lumineux à la fois, je veux filmer la vie de Gérard dans toute cette profondeur, cette ambiguïté, sa richesse.
À travers ce film intimiste, presque introspectif, je veux faire vivre, ressentir et comprendre. Je veux regarder et faire voir l’illettrisme : à ceux qui le subissent montrer leur courage, à ceux qui les ignorent leur existence et à ceux qui les oublient leur devoir.
Cette envie a donné naissance au documentaire Au pied de la lettre.